En 1498, Vasco de Gama, ralliant les Indes en contournant le continent africain, ouvre aux marchands Occidentaux un accès direct au marché des épices. Ce voyage bouleverse toutes les données économiques et commerciales établies par les cités marchandes italiennes depuis le haut Moyen Age et en particulier Venise et Florence. Cette date et celle du voyage de Christophe Colomb ont très longtemps marqué, pour les historiens, le début du déclin de ces cités italiennes et de l'espace méditerranéen en général au profit de l'essor fabuleux du trafic atlantique et asiatique.
Pourtant l'événement du voyage de Gama est interprété et vécu de manière totalement différente par les marchands des cités vénitienne et florentine. La diffusion de la nouvelle, à elle seule, montre que les circuits utilisés diffèrent totalement d'une cité à l'autre. Cet état de fait, si sensible à la fin du XVe siècle, est la résultante de choix et de données bien antérieurs. Dès les XIIIe et XIVe siècles, Florence commence à s'intéresser à la péninsule ibérique et ses plus grandes maisons de commerce investissent dans les premiers voyages de découvertes. Très tôt, Florence s'occupe aussi de développer son réseau de redistribution des épices à partir de Pise puis de Livourne vers toute l'Europe du Nord. Au contraire, Venise reste concentrée sur sa situation au Proche et Moyen-Orient. Elle multiplie, même pendant les périodes de crise, les ambassades auprès des sultans et cherche ainsi à conserver tous les avantages qu'elle a su conquérir sur les marchés orientaux. Une de ses priorités est de maintenir ses tarifs préférentiels sur les marchés orientaux afin de rester compétitive sur les marchés européens. L'implantation en Orient de nombreuses familles vénitiennes ayant investi dans la terre constitue aussi une des raisons de l'attachement de Venise à la Méditerranée Orientale.
Dès lors, le voyage de Vasco de Gama apparaît sous un jour bien différent pour les deux cités. Les Florentins sont informés extrêmement rapidement de la nouvelle grâce à la présence de représentant à Lisbonne qui relatent l'événement dès que le premier bateau a accosté. Ils y voient une chance inestimable de mettre la main sur l'intégralité du commerce des épices puisque leurs marchands peuvent aller s'approvisionner directement en Inde et ramener la marchandise vers Livourne d'où elle sera redistribuée dans toute l'Europe. Ils trouvent ainsi le moyen de remplacer Venise sur un terrain que la cité des Doges domine depuis plusieurs siècles. Ils imaginent aussitôt une Méditerranée centrée non plus sur la Terre-Sainte et l'Egypte mais bien sur l'espace situé entre les péninsules ibérique et italienne. Il s'agit donc d'un simple glissement des points névralgiques.
Le point de vue vénitien est tout autre. En premier lieu, la nouvelle du retour de Gama ne leur parvient que beaucoup plus tardivement. Il y aurait eu un écho à la fin de 1499 mais elle n'est avérée qu'en 1500, soit plus d'un an après le retour des navires. Le retard n'atténue en rien la violence de la réaction. Les marchands imaginent la ruine quasi instantanée et sans appel de la cité. Pour reprendre les mots désormais célèbres et partout cités, couper l'approvisionnement en épices de Venise revient à priver « un nourrisson du lait de sa nourrice». Pour eux, cela signe purement et simplement la mort de l'espace méditerranéen. Si les épices passent directement de l'Inde vers l'Europe atlantique, Venise et la Méditerranée en général sont condamnées.
Dès les premières décennies du XVIe siècles,l'exploitation des richesses américaines bouleverse le contexte et le développement économique européen. Cela constitue une donnée que marchands florentins et vénitiens ne pouvaient alors pas imaginer et qui biaise toutes les analyses effectuées au tournant du siècle.
Cependant, pour nous historiens, il est particulièrement pertinent de saisir combien la mise en place, pendant plusieurs siècles, de réseaux différents a pu jouer sur la perception et la compréhension des événements géopolitiques et économiques du temps. Florence et Venise sont deux cités que l'on met souvent en parallèle pour le commerce des épices à la fin du Moyen Age. Pourtant, leurs choix et leurs réseaux les entraînent à lire les événements de façons diamétralement opposées. Là où l'un voit une chance inestimable de réussir, l'autre perçoit la plus grande catastrophe de son histoire.